6.7.08

Lionel Bénard

Loin de l'hiver


Je n'étais pas venu la revoir à l'hôpital depuis plusieurs semaines, depuis le début de l'hiver. Une période qui a la fâcheuse tendance à ralentir la vie en général ; les silhouettes se voûtent, auréolées de la clarté du soleil couchant pour rejoindre leur foyer et leur famille. Alors qu'ils accrochent leur manteau couvert de traces de neiges, des gamins les accueillent, le visage ouvert d'un sourire.
Les lumières des demeures créent des zones de ténèbres sur le chemin qui mène à l'établissement hospitalier, je me fonds dans les ombres, longe les murs comme un voleur. Parfois, je m'attarde à hauteur de l'une des fenêtres et j'observe ces existences que je leur envie avec une force qui m'étonne moi-même, une existence qui m'a été volée. La tiédeur qui traverse ces fenêtres me brûle les yeux et le cœur. J'entends encore le bruit des flammes, le bruit des charpentes qui craquent, la fumée âcre qui nous étouffe, moi et mon épouse.
C'est en hiver que les familles se calfeutrent dans leur maison, que chacun recherche la chaleur de leur proche pour ne devoir s'en écarter avec regret qu'au matin du jour suivant.
Je n'aime pas l'hiver, mais c'est une saison à laquelle mon être est attaché par le désespoir.

*

De temps en temps, je me réfugie dans une chambre vide du dernier étage de l'hôpital. Il arrive que des infirmières ou des médecins s'y retirent, éreintés par une nuit chargée de cris, de bruits, de blessures et de pleurs. Dés lors, je ne peux m'empêcher de rester sur le pas de la porte. Durant ces quelques moments, afin de ne pas les éveiller, je m'assure qu'ils ne manquent de rien : je redresse une couverture qui a glissé, je ferme les rideaux. Cette attention peut paraître déplacée, mais je n'oublie pas que ce sont eux, ces médecins et ces infirmières qui veillent ma femme au niveau inférieur. Je m'attache donc à leur apporter un minimum de quiétude en cours de ces heures tardives, car s'ils ne le l'évoquent pas, ils ont tout de même besoin de cette forme de reconnaissance et de soutien.
Parfois, la personne endormie s'agite dans son sommeil, dans ce cas, je me dirige sans bruit vers la sortie. C'est généralement l'instant pour quitter la pièce et rejoindre mon épouse.
J'appréhende toujours cet instant, non parce que le fait de croiser un surveillant pourrait m'empêcher de la revoir, mais la chaleur des lieux, le toussotement des malades me rappelle trop de souvenirs difficiles. Je me rassure en me disant qu'ils étaient plus nombreux lors de la nuit de l'accident. Des dizaines de blessés couchés sur le sol gémissaient, tendaient des mains brûlées par l'incendie, implorant à qui voulaient l'entendre de faire cesser les souffrances. J'étais au milieu des estropiés, ne sachant où regarder et où mettre les pieds de crainte de gêner ou blesser quelqu'un. Perdu comme un enfant, je découvris que j’étais loin de ma femme.
Virgile Larpenteur

Couverture chauffante


En feuilletant cet atlas du début du siècle précédent sur l’étal du bouquiniste, Christophe n’arrivait pas à oublier l’étrange sensation que lui avait procuré l’ouvrage qu’il venait de reposer. Il tournait avec soin des pages qui, en craquant légèrement, lui révélaient les gravures en noir et blanc de cartes de pays qui n’existaient plus. Pourtant il savait déjà qu’il achèterait l’autre livre.
Il recula de quelques pas le long du présentoir bancal abrité par une épaisse bâche verte, que le marchand installait tous les mercredis à l’extrémité de la Rue du Marché. Il reprit en main la couverture rigide et habillée d’un cuir brun et usé. A nouveau, il eut l’impression étrange que de la chaleur s’en dégageait. Il ne leva pas les yeux vers le vendeur au visage troublé par la fumée de son cigare, que la visière de sa casquette gavroche emprisonnait, assombrissant encore son regard mystérieux comme un grimoire.
- Ah ben il était temps. J’pensais jamais l’vendre c’lui-ci. Ca fera 10 euros, machouilla le bouquiniste autour de son cigare.
Christophe le paya avec le sentiment de franchir un interdit, comme un adolescent qui ose son premier magazine « pour homme ».
Il glissa le livre sous sa veste pour le protéger de la pluie qui commençait à tomber, mais d’une certaine façon, et pour des raisons qu’il ne comprenait pas, il voulait aussi le cacher. Submergé par l’impatience, il s’arrêta toutefois une cinquantaine de mètres plus loin, sous un abribus. Appuyé contre une grande affiche vantant les bienfaits magiques et protecteurs d’une marque de préservatifs, il commença à lire.
Léna Ellka

Remugles


Ce fut d’abord le Nutella. Un dimanche il perdit son parfum de goûter et de gaufrette écrasée. Il se mit à sentir le train-couchette au petit matin, quand les personnes encastrées dans les compartiments sortent de leur sommeil.
Quelques jours après cette découverte épouvantable, Anisse apprit qu’elle était enceinte. Elle fut ravie et son mari aussi. L’alchimie du Nutella trouvait du même coup son explication. Il est bien connu que les femmes sont souvent plus sensibles aux odeurs durant leur grossesse. Le couple contempla alors le pot de pâte à tartiner avec tendresse, comme le premier messager de leur future vie à trois. Ce fut l’euphorie. Ils achetèrent un livre pour jeunes parents et débattirent du prénom. Ce bébé serait le premier d’une longue série : Anisse rêvait d’une grande maison remplie d’enfants, de cris, de rires et de tartines.
Anisse devint très sensible à l’odeur que distillait le réfrigérateur dès qu’on entrouvrait sa grosse porte blindée. Ce n’était pas bien gênant : il suffisait qu’elle sorte de la cuisine lorsque son mari prenait les yaourts, et qu’elle attende quelques minutes, que les relents de cadavre se dissipent.
A chaque fois qu’elle tentait de décrire ce qu’elle flairait, son mari la couvait tendrement du regard, pensant à leur bébé en création. Ils s’émerveillaient de la profondeur des bouleversements du corps d’Anisse, alors qu’on ne devinait encore rien de l’arrondissement à venir. Anisse espérait bien quand même que cette hypersensibilité olfactive disparaîtrait après les premiers mois de la grossesse, car c’était lourd à supporter.

Evidemment, elle ne pouvait pas tout manger.
Le fumet de caoutchouc et d’huile de vidange qui se dégageait de n’importe quel bout de viande, même le meilleur, l’empêchait de prendre sa ration de globules rouges. Ce n’était pas très grave, elle n’avait jamais été une carnivore invétérée. Son mari non plus ne pouvait plus en manger en sa présence sans qu’elle vomisse dans son assiette et se roule à terre de douleur. Il se mit au même régime qu’elle, heureux de partager son expérience.

Cacher sa grossesse au travail fut difficile pour Anisse. Elle n’en était qu’au deuxième mois, ce n’était pas prudent de l’annoncer aussi tôt. Elle avait vite compris que les relents de la cantine lui seraient fatals, et avait résolu ce problème par des sandwichs dans un parc. Mais au bout d’un moment, au bureau de la comptabilité, les émanations âcres de la plante verte de sa collègue Jacqueline l’importunèrent. Au point qu’elle dû lui demander de l’évacuer. Jacqueline la regarda durement et n’en fit rien. Anisse n’osa pas insister et alla vomir. Au bout de quelques jours à ce rythme, Jacqueline céda et dégagea son ficus. Elle sourit à Anisse et lui dit : toi, tu es enceinte.
Ian Wambrechtein


Une bien belle partie



« Mazette ! fit-il en entrant dans la salle de bain et en lui passant les bras autour de la taille. Est-ce parce que c’est le soir de la finale que tu t’es faite si belle ? »
Claire acheva de se faire les lèvres avant de répondre :
« Non. C’est parce que je sors. Je vais au cinéma.
— Toute seule ?
— Avec Natalie. Nous avons rendez-vous à neuf heures au Métropole.
— Et qu’allez-vous voir ?
— Un film thaïlandais, j’ai oublié le titre, il paraît que c’est très bien.
— Je n’en doute pas. » Et contre toute attente, loin de s’emporter, il se mit à lui butiner la nuque et les épaules. « Tu sens bon ! » Puis, tout en lui caressant le ventre : « Il ne te faut que cinq minutes pour te rendre au Métropole. Cela nous laisse un bon quart d’heure. »
Elle vit tout de suite clair dans son jeu.
« Tu n’y songes pas ? Et la présentation du match ? Et les hymnes ?
— Je connais la trombine de tous les joueurs. Quant aux hymnes, susurra-t-il en faisant remonter sa robe, je te les chanterai sous les draps…
— Bon, mais tu me le promets : pas plus d’un quart d’heure. »
Et pour la faire taire il lui prit la bouche, et dans ce baiser l’entraîna jusque dans la chambre obscure, puis sur le lit, sous lequel il avait caché la corde avec laquelle il la ficela malgré les coups de talons, les coups de dents, les injures et les cris. Puis, l’ayant bâillonnée, il la porta dans le salon où il l’installa sur une chaise, bien en face de la télé.
« Comme ça, tu seras aux premières loges ! »
Mais, lui voyant des larmes dans les yeux :
« Pardon, dit-il, je ne me moquerai plus, c’est promis. Aussi bien, cela n’a rien de drôle, au contraire ! Ligoter sa petite femme chérie, jamais je n’aurais pensé en venir à de telles extrémités ! Mais aussi, avoue que tu l’as bien cherché, avec cette manie de sortir du salon pour téléphoner, aller aux toilettes, ou pour je ne sais quelle autre raison, juste aux moments les plus palpitants, comme jeudi, pendant la séance des tirs au but. En admettant que tu aies eu sommeil, est-ce que tu ne pouvais vraiment pas attendre cinq minutes ? D’autant que tu sais bien que dans ces moments-là j’aime te tenir la main, sentir ta présence... Et ce soir encore, quel coup pendable : aller au cinéma le soir de la finale ! Cela dit, finale ou pas, cela ne change rien : un match, ça ne se regarde pas seul, ça se partage, de préférence avec la personne qu’on aime… Et puis, je ne sais pas si tu as remarqué, tu portes chance. Je sais bien que c’est bête, mais c’est un fait : quand tu es là, tout va bien, mais dès que tu t’éclipses, ou tournes seulement le dos, l’ennemi reprend du poil de la bête, contre-attaque, parfois même en profite pour marquer, rappelle-toi le quart de finale. Aussi, je suis sûre que ce soir nous allons gagner… »
Dominique Raze


Sur la route


Mademoiselle,

Avant toute chose, il me semble indispensable de me présenter. Je me nomme Georges L. J’aurai quarante-quatre ans dans deux semaines. Je suis célibataire et ne me suis même jamais marié. Non pas tant par désintérêt pour le beau sexe – quoique je ne pense pas être très doué pour les choses de l’amour – que par conviction. Aucun attachement même sincère entre deux êtres ne peut résister à la promiscuité que nous impose la bienséance conjugale. C’est un poison trop lent que l’on ingurgite jour après jour, croyant naïvement que chaque gorgée nous immunisera de la suivante, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus que vomir sa vie par les yeux, par les lèvres et par les tripes... Pardonnez-moi... Cette lettre ne convient guère à ces digressions philosophiques. En d’autres circonstances, je l’aurais certainement recommencée, mais il est déjà tard et j’ai beaucoup d’autres choses à vous dire.
Je suis contremaître dans une petite scierie à C. où je suis né. J’ai toujours vécu ici, même après que mes parents aient migré vers le Sud, sous un climat plus adapté à leur vision de la retraite. Cette fois, il ne s’agit pas d’un égarement de ma part. Je vous en parle car c’est au retour d’un séjour chez eux que vous et moi nous sommes rencontrés. Il y a deux ans, jour pour jour. J’avais pris la route tôt, espérant ainsi échapper au plus gros de la canicule, mais nous étions nombreux à avoir eu la même idée. Petit à petit, les files de véhicules quittant le bord de mer s’étaient amassées sur la nationale, me faisant perdre mon avance sur le soleil. Il avait fallu attendre le début d’après-midi pour que les bouchons se dissipent enfin et que la nationale retrouve un rythme acceléré.
La nationale. Vous étiez là... Posée sur le bord de la route, comme une poupée dont un enfant se serait lassé.
Isabelle Renaud

La poupée


Hélène regarda sa fille avec effroi. — Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Poupée ! dit Jasmine.
— Où as-tu trouvé ça ?
La petite pointa l’index en direction du placard entrouvert de la chambre.
— Fais voir.
Hélène saisit la chose du bout des doigts. En matière de poupée, elle n’avait jamais vu un truc aussi répugnant. Cette créature devait dater des années 50, on n’en faisait plus des comme ça. Ses joues saillaient sous une petite bouche en cul de poule, replètes et basses comme celles d’un rongeur. Ses grands yeux bleus, dont l’un ne s’ouvrait qu’à demi, lui donnaient un air fourbe. D’autant que l’œil en berne était barré d’un épais faux-cil, collé à l’iris comme avec de la glu. Des bandeaux de cheveux blonds pendaient autour du front, mais l’arrière du crâne était nu, piqueté de petits trous. Une longue mèche venue du devant lacérait piteusement l’ensemble. Enfin, la poupée portait une robe de tulle couleur parme, d’une coupe très sophistiquée, mais elle était cul-de-jatte.
— Les anciens locataires ont dû profiter du déménagement pour l’abandonner, dit Hélène. Tu parles d’une occase.
Elle renifla la Chose.
— Dis donc, qu’est-ce que ça pue. Tu es sûre que tu veux la garder ?
— A moi ! A moi ! s’écria Jasmine, en tendant les deux mains vers son bien.
Hélène regarda sa fille trottiner vers la chambre, sa trouvaille sous le bras. Elle n’était pas d’humeur à sévir. Plutôt euphorique, et débordée. Le camion des déménageurs était arrivé ce matin, et presque tous les cartons restaient à déballer. Elle reprit son cutter, ses ciseaux, recommença son travail d’éventrage.
Michèle Baczynsky


Jack


Jack Fayerman (prononcez Djack ) était fonctionnaire au Mont- de -Piété dans le service des Ventes Publiques. C'était un homme de taille moyenne avec sur le visage l'expression d'un étonnement permanent.
Chaque vendredi, il terminait son travail plus tôt mais avant de partir, il rangeait ses dossiers sur son bureau de telle sorte qu'il puisse les retrouver à leur place à son retour, le lundi matin.
Comme chaque vendredi aussi, il allait dîner chez sa mère Mais ce jour-là, avant ça, il irait chez le Docteur Horowitz pour un banal problème d'allergie au bras.
Il regarda sa montre. Il était 15h45. Il lui restait encore quinze minutes pour ranger son bureau .Par mégarde, il esquissa un brusque mouvement et renversa la boîte de trombones par terre. Jack s'abaissa pour les ramasser mais en se relevant, il se cogna encore la tempe contre le coin du bureau basculant ainsi une partie des dossiers par terre. La douleur le fit presque hurler mais pas un mot ne sortit de sa bouche. Il se frotta vigoureusement la tempe et lorsque la douleur s'atténua, il ramassa et remit dans l'ordre toutes les feuilles éparpillées. Il quitta son bureau vers 16h30 et s'engouffra à toute vitesse dans le métro. Pour pouvoir monter dans la rame,il dût pousser une femme et marcha sur le pied d'un septuagénaire par la même occasion. L'homme grimaça. "Excusez -moi.je ne l'ai pas fait exprès", s'empressa de dire Jack. A 17h15, il arriva chez le Docteur Horowitz qui le reçut tout de suite dans son cabinet.

"Bonjour, Monsieur Fayerman. Comme d'habitude, vous êtes toujours à l'heure. Ce n'est pas comme certains patients".
"C'est plutôt vous qui êtes ponctuel, Docteur Horowitz. Ce n'est pas comme certains médecins" répliqua Jack en souriant mais ce sourire lui en coûta. La douleur à la tempe se réveilla.
"Vous avez mal quelque part ? lui demanda le Docteur Horowitz.
"En fait, j'étais venu pour une petite allergie au bras, mais en ce moment, c'est à la tempe que j'ai mal. Je me suis tout à l'heure cogné contre le coin de mon bureau".
"Vous vous êtes cogné ? Montrez moi ça".
"Oui, en ramassant la boîte de trombones que j'avais faite tomber par terre. Je me suis abaissé pour les ramasser . En me relevant, j'ai heurté la tête contre le coin du bureau et une partie des dossiers sont à leur tour tombés par terre. Mais pourquoi est ce que je vous raconte tout cela?"
"Ah, shlemil !" s'exclama le docteur.
"Pardon ?"
"Vous êtes un shlemil. Vous savez quand même ce qu'est un shlemil, n'est-ce pas ?"

5ème étage à droite


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Juan Carlos Méndez Guédez

Traduit de l'espagnol (Vénézuéla) par Adélaïde de Chatellus


5ème étage à droite


Natalia attend que la ville s’éteigne dans un dernier râle. Elle devine la nuit sur ses murs, dans l’opacité des tons, dans la détonation des reflets blancs qui inondent la fenêtre.

Ensuite, elle prépare son dîner, et sans allumer une seule lumière, elle s’assied sur le canapé. C’est là qu’elle attend depuis des années qu’un voisin vienne lui demander de raconter son histoire. Pendant ce temps, elle la garde sur ses lèvres, elle la retient entre ses dents.


Ce jour-là, son fils peignait sur le balcon. L’obstination silencieuse du pinceau contrastait avec les échos lointains du pillage, la fumée, les tirs isolés. Elle s’approcha pour lui demander d’entrer dans l’appartement et ne put voir que le début du tableau : un jeu de gris, un ciel hérissé par la texture des nuages.

Le jeune homme ne parlait pas. Il tenait sa palette entre les mains, caressait Laïka, sa chienne, et regardait la télévision. Malgré cela, il entendit les premiers cris, la rafale qui fendit la serrure.

Trois ombres se découpaient dans la lumière du couloir. Natalia poussa un cri quand ils lui dirent que c’était une perquisition, mais son fils resta calme. Il ne répondit rien quand ils le frappèrent à coup de bottes, ni quand ils retournèrent ses livres et détruisirent ses affiches.


Chris Simon


Voyage dans l'inconnu



Des pigeons picorent les taches plus claires sur l’asphalte noir du quai. Un monsieur annonce les Arrivées et les Départs dans les haut-parleurs qui grésillent comme une friteuse électrique. Bien calé sur ses rails, le train ressemble à une chenille endormie. Une tête couverte de points de rousseur s’incline vers nous, les pigeons trottinent fuyant l’ombre menaçante.
– Comment tu t’appelles ?
– Weber, dit ma soeur.
– Weber avec un W ?
Elle hoche la tête. Le visage se redresse et interpelle.
– Gérard, tu as des Weber ?
Gérard a le nez et la moustache de travers. Avec son index, il trace des zigzags sur une liste.
– Non, Ce n’est pas compliqué, au W, j’ai rien. Ensuite, j’ai un Zabéra. C’est tout!
Nos parents ont disparu dans la foule sous la pendule du hall de la gare Montparnasse. Gérard et la figure couverte de points de rousseur s’éloignent. Comme les pigeons picorant, qui reviennent vers nous, nous restons à quai, les mains derrière le dos, tandis qu’ils font monter wagon par wagon ceux de la liste.
– Wagon, ça commence par un W, dit ma soeur.
Elle sait lire et écrire. Elle peut même écrire son nom en entier, mais ils ne lui ont pas montré leur liste.
Nous sommes le premier août 1976. Notre grande valise écossaise sur le quai nous étonne. Il fait chaud. Le train se remplit. Ceux de la liste s’apostrophent, se poussent, crient et rient. Gérard, la monitrice aux points de rousseur et deux autres moniteurs déclament des noms en agitant les bras:
– Antommarchi, Bangoura, Buttigaz, Carvalho, Cohen, Farina, Fortune, Kehlal, Laporte, Mikalovitch, Phan….
La locomotive, en bout de quai, démarre. Les pigeons s’envolent et se posent l’un après l’autre sur les barres du toit en verre sale, tout là-haut au-dessus de nos têtes. Les yeux en l’air on ne sait plus si c’est le matin ou le soir, la saleté et les pigeons rendent tout gris.

5.7.08

Iris Baty

De l'art de se mettre en ménage


Six mois que tu fais le ménage chez B. Le premier jour, tu as senti que ton arrivée perturbait l’ordre établi. B. est resté debout dans l’entrée, silencieux. Rapidement tu as fait le tour du propriétaire. Tu t’es attardée sur les affiches de Shakespeare, Ionesco et Beckett qui mettaient un peu de vie dans cet environnement austère. Tu as enregistré mentalement tous les détails, les recoins, les rangements, les produits présents et ceux manquants. Pas trop de travail en somme… Cela te laisserait du temps pour d’autres clients et surtout pour tes études. Très vite, tu as pris plaisir à travailler chez lui : il était avenant et ne se gênait pas devant toi.
Petit à petit, tu as pris tes aises. Tu t’es mise à feuilleter des textes dans sa bibliothèque lorsqu’il s’absentait. Tu lisais quelques pages chaque semaine. Des récits de vie sous forme de pièces de théâtre. C’est ce que tu préférais. Des gens qui s’expriment un peu comme toi, racontant des histoires qui te touchent. Cela parlait aussi de passion et tu te sentais justement prête à en éprouver pour quelqu’un.
Quelques semaines plus tard, tu arrives pour nettoyer la chambre ou plutôt pour lire et, au pied de la bibliothèque, entre les paires de chaussures sombres de ton employeur, tu découvres une chose inhabituelle : une fine paire de chaussures blanches à talons, d’une finition exquise. Tu n’en as jamais vu d’aussi belles. Elles viennent d’Italie. Dans l’appartement, flotte un parfum de femme et de pain grillé. Tu restes un temps surprise puis regardes de nouveau les chaussures. Une femme est venue dans cette chambre et a dormi là. Qui est-elle ? Depuis combien de temps se voient-ils ? Tu te lèves et retournes les draps du lit. Elle a dormi ici, c’est sûr, et toi, toi, tu nettoies derrière elle. Chaque grain de poussière que tu essuies tombe du pied de cette femme. Tu jettes tous les draps par terre et décides de les laver. Tu termines ton travail tant bien que mal, prends l’argent et dévales les escaliers en te jurant de ne jamais revenir.
Danielle Lambert

Dimanche rien



Dimanche 18 février 2007. Ton de reproche d'un enfant au loin. Son sourd d'une porte fermée sans calme. Tapisserie sonore du dimanche, loin des broderies du bonheur. Le vrombissement d'un appareil électrique s'en mêle. Le silence s'est réfugié dans une infime anfractuosité de l'appartement, entre le cliquetis du radiateur électrique et la ponctuation obstinée du petit réveil. "Le dimanche est un jour d'acuité névrotique" citait le recueil Dimanche aux Editions Autrement. Images de la semaine semblant faire un dernier tour d'adieu. Tu as dû rédiger deux procès-verbaux d'entretiens préalables à des licenciements dans ton entreprise. Tu réalises que, comme la société actuelle, elle n'offre pas de seconde chance.Vertu de l'infinie possibilité de ce jour de repos qui se traduit si souvent par la répétition vaincue du même. Effleurer cependant un fragment de vérité de soi. Fil rouge de ces jours où seules comptent les pépites de temps inchangées depuis tes origines, où tu te retrouves comme au creux d'une peau amie, seule à même de te faire accéder au toucher de la tienne.
Julien Thèves


Ténérife


Nous étions partis. Je l’avais retrouvé à l’aéroport. Il me souriait. Il me parlait tout le temps. Le voyage avait été débile. 4 heures d’attente la nuit en salle d’embarquement avec les beaufs. 4 heures d’avion sans manger. L’arrivée, soudain, me motivait. Je me souviens de l’arrivée. Je me souviens de toi.

Je me souviens de F.

F. et moi étions arrivé tard à l’hôtel. J’avais été déçu par l’ombre de la raffinerie que l’on voyait se découper, le long de la côte. Mais F. m’avait immédiatement rassuré, il avait immédiatement positivé.

Au réveil, nous étions dans un pays chaud, au bord de l’eau. C’est magique.

L’après-midi, nous nous étions baignés. Nous commencions à voir le sourire arriver sur nos visages, le bonheur entrer dans nos corps.

Nous marchions ensemble. Nous étions ensemble. Nous marchions ensemble dans Santa Cruz de Tenerife, ville espagnole. F. faisait des photos. F. voulait s’acheter des baskets. F. avait soif. Et moi donc.

Nous avions loué une voiture. Je m’étais senti homme en conduisant. J’aime ce côté ridicule. Nous avions commencé à rouler, lui à côté de moi. Il me guidait, je l’emmenais. Il fumait, la vitre ouverte. Nous montions la côté, nous passions de l’autre côté des nuages, nous garions la voiture au bord de l’eau, nous nous extrayions d’un immense parking, nous gravissions la route en lacet, nous arrêtions la voiture au sommet de la montagne, nous reprenions la route, nous roulions la nuit aveuglés, nous sillonnions l’île, on faisait le plein, je pestais, il sifflotait. J’étais heureux.

Nous roulions sur l’autoroute, nous nous baignions sur la plage noire, nous attendions dans les bouchons, nous re-garions la voiture un peu mieux le soir, nous riions au bruit que faisait le pot d’échappement à une certaine vitesse, nous attendions au feu que les Espagnols démarrent.

Jorge Edwards

Traduit de l'espagnol ( Chili ) par Melina Cariz

L'ombre de Huelquiñur


Je commence depuis la littérature. Depuis l’écriture d’un roman. Ce récit est l’histoire d’un roman imaginaire et de sa lecture, destruction et mémoire également imaginaires. C’est, au passage, un hommage à William Faulkner, une reconnaissance tardive. Tout est raconté depuis la perspective de ces années-ci, et passées, par conséquent, par les tamis de la crise politique et du pinochétisme. La grand-mère est un général moustachu, aux yeux toujours aveuglés par le soleil, et qui a de sérieuses appréhensions et soupçons envers Juan José, l’intellectuel de la famille. Qu’a fait Juan José dans la vie, quel parti a-t-il pris ? Sa conduite postérieure a-t-elle ou non justifié cette méfiance des origines ? Nous soupçonnons que c’était une réserve justifiée depuis le point de vue de l’ancienne et puissante dame, depuis la perspective de l’ordre social établi, mais nous n’en savons pas beaucoup plus. Le bras armé et dissimulé de ces craintes, c’était l’oncle Ildefonso, un parfait hypocrite, et un semblable ? J’avertis, au passage, que toute ressemblance de celui-ci ou d’autres personnages de ce récit avec des personnes de la vie réelle est pure coïncidence. Quant à Bijou ou Viyú, pour qui je ressens encore de la tendresse, même si je n’ai jamais eu le privilège de la connaître dans la soi-disant vie réelle, elle se dissout dans la douceur de l’instant. Et Huelquiñur est une ombre mapuche. Ce n’est pas une ombre suscitée par la circonstance du Cinquième centenaire, comme un lecteur ami et distrait m’a dit : c’est une ombre qui appartient au territoire de l’expérience possible, à la mémoire fictive, et qui a pu exister dans le roman imaginaire. Une ombre de Yoknapatawpha, le Comté inventé par William Faulkner pour son usage personnel, dans les terres rocailleuses de la Rinconada de Cato.

12.11.06

Quelques extraits du numéro 18

Alban Lefranc

Le chef


En 1977 à Munich, un homme au visage bouffi, les yeux pleins de rage et de force, chasse son ami de leur appartement. Il le saisit par les épaules, secoue l’imposante masse de chair qui le faisait jouir tout à l’heure, ouvre la porte en criant. Il passe des coups de fil en France et en Allemagne, il est question d’avion détourné. Un peu plus tard il renverse des meubles.
Quand on lui demande ce qu’il cherche dans ses films il répond crises, déclencher des crises, voir ce qui sort de la crise, la crise est son élément, qu’il vaut mieux un couple en crise que dans le mensonge, qu’on n’est jamais assez plongé dans la catastrophe – le journaliste ne s’aventure pas à lui demander s’il y a des couples heureux. On ne comprend pas tout : la fatigue dans son corps, mais plus encore le refus de la fatigue disperse ses mots avant qu’ils ne parviennent, presque trente ans après, sur un écran de télévision au-dessus d’une moquette grise à Paris. De son souffle éreinté montent péniblement des phrases qu’il jette de toutes ses forces à travers l’espace. C’est un clochard au bizarre accent bavarois, une allure de plouc beauf au milieu des gros richards de Munich. Un clochard, pas un Falstaff. On lui donne une cinquantaine d’années, l’âge indéfinissable du vieux en bas de la rue, qu’on se surprend à vouloir tuer pour ne plus le voir.

André Mora

Hong Kong


Je lui massais la nuque et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il suffisait de laisser glisser mes mains vers son cou et de serrer un peu pour la voir morte. Elle avait relevé ses cheveux blonds pour que je puisse poser mes paumes à la base de sa nuque. Le col de sa chemise me gênait et je l’écartai un peu. Elle avait la peau très pâle, diaphane. Sous mes doigts, ses muscles roulaient doucement. Eux aussi, j’avais envie de les tirer jusqu’à ce qu’ils claquent. Je n’avais aucun désir de la tuer, pourtant. Peut-être que je voulais seulement la voir morte, comme un visage d’elle-même qu’elle aurait tenu secret pour tout autre que moi.
— Tu masses toujours aussi bien. Si un jour tu es au chômage, tu pourras toujours te reconvertir...
— C’est parce que tu m’as manqué. Mes mains se souviennent. Elles sont contentes de te voir.
— Les mains ne voient pas...
— C’est ce que tu crois.
Mes mains reconnaissaient chaque pore de sa peau, chaque mèche échappée de ses cheveux relevés. Chaque journée de son absence. C’était peut-être pour ça aussi qu’elles avaient envie de se refermer sur elle comme des serres.
— Peut-être que tu as raison, remarque. Parce qu’il a fallu que ce soit justement aujourd’hui que j’aie mal au cou. Ça ne m’était plus arrivé depuis des années. Et personne d’autre n’aurait pu me soulager séance tenante aussi bien.Je hochai la tête dans son dos. Puis je me concentrai sur le mouvement de mes doigts. Cercles s’éloignant du centre, vagues de chair repoussant la douleur, laissant derrière elles une mer lisse de peau assouplie. J’avais toujours eu ce pouvoir de la calmer, cette vieille douleur souvenir justement reparue aujourd’hui.

Dorine Bertrand

Diarrhée


Ça commence au milieu de la dictée. Thibaut lève le stylo et baisse les yeux sur son nombril. Il vient de gronder, une plainte sourde et familière qui ne demande qu’à se répéter. Ça y est. Son voisin interroge son propre ventre du regard, puis celui de Thibaut qui émet un nouveau son en réponse à sa question. Les deux élèves de devant se retournent. Ils ont entendu aussi. Le voisin s’écarte en reniflant.
– Ça va chier, il lance aux autres qui ricanent bêtement.
Thibaut grimace à la ronde, glisse sa main libre sur son ventre comme s’il voulait le faire taire puis lâche le stylo qu’il tient en suspens sur sa dictée. Les glouglous redoublent dans ses mains. Ça bouge. Des masses roulent de part et d’autre. Il serre les fesses, ferme les yeux. « Le Chieur de service », « Vachier », « Puduc », ces noms qu’ils lui donnent. Un éclair rouvre ses paupières. La moitié de la classe le regarde, l’autre lève le doigt pour alerter la prof de français qui se précipite à ses pieds.
– Tu veux que je t’accompagne ?
Une vague de beurk déferle sur la classe.
– Taisez-vous ! la prof lui aboie dessus.
Thibaut sursaute. Sa prof lui renvoie un sourire désolé. Elle prend sa doudoune, son cartable et sa main qu’elle serre fort dans l’escalier. Septembre, octobre, novembre, décembre, janvier. Cinq fois en cinq mois qu’il quitte le cours de français. La cour est déserte. Sa prof toute blanche, le front plissé.– Ça va aller, hein ? elle murmure d’un ton lugubre.

Lola Gruber

Un court roman


Ils avaient en commun d’aimer les livres, le jeune homme ‑ on pouvait encore dire jeune, à son âge, pour un homme on pouvait, quoiqu’il commençât à sentir une lassitude, qui l’envahissait parfois par bouffées abruptes, abrutissantes, et qui invalidait cet adjectif ou en annonçait la prochaine disparition ‑, et la jeune femme, elle était un peu plus jeune que lui mais la différence de leurs sexes face au passage du temps les mettait, sur cette question, à égalité.
Des livres qu’ils aimaient, ils parlaient souvent et volontiers, cela occupait une part importante de leur conversation. Mais la jeune femme, vraiment, en avait lu beaucoup, ce que le jeune homme finissait par trouver irritant. Qu’il mentionne le titre d’un seul, et aussitôt elle s’en emparait, l’accablant de commentaires, allant jusqu’à mentionner des passages qu’il avait lui-même oubliés, et il s’en trouvait alors aussi admiratif que vexé ; de cette façon, les livres qu’il aimait se mêlaient, indifférents, à ceux, tous, qu’elle avait déjà lus, cette femme qui était, par-dessus le marché, un peu plus jeune que lui, jeune encore, et belle, ça ne durerait pas éternellement.Mais lors de l’une de leurs rencontres, il évoqua un court roman découvert récemment et qu’il avait aimé. Elle le connaissait, ce livre, bien sûr ? Non, jamais entendu parler. Enfin ! s’exclama-t-il, il existait tout de même un livre qu’elle n’ait pas lu ! Dans son triomphe perçaient ses exaspérations précédentes, un éclat hostile, comme un bref coup d’aiguille...

Derek Munn

Le sac


Je vous laisse vous installer, ranger vos affaires. Je reviendrai tout à l’heure.
Elle sort. Il y a un décalage entre les bruits et les mouvements.
J’entends la serrure. Puis.

Silence.
Elle s’adressait à moi. Il m’a fallu un moment pour m’en rendre compte. La personne qu’elle a laissée seule dans cette pièce, c’est moi aussi. Je voulais lui dire que je n’avais pas fini, mais elle a été trop rapide.

À la fenêtre je pensais voir la rue. Je voulais la voir partir. Pas elle. Ma femme. J’ai peut-être oublié de lui dire quelque chose. Je ne sais pas. Elle aurait été sur le trottoir. Elle aurait tourné la tête. Elle m’aurait vu.
Je ne sais pas combien de temps s’est passé.
C’est juste une cour. Un rectangle d’herbe encadré de béton. Arbustes rachitiques.
Je ne sais pas pourquoi je regarde ça.

Je pensais que j’étais fatigué. Mais assis je me sens pareil que debout.Je ne veux pas m’allonger. J’aurais peur de ne pas être prêt.

Edith Vanel

Cendre et kori


Tu as essayé ce jour-là, tu as essayé de t’avoir. Par-delà la page, je pouvais te voir, comme je t’ai vu, ce matin-là, dans la salle de bains. Ce n’est qu’après que j’ai compris, au bruit de l’ambulance, et devant ton poignet cigarette brûlée, tes yeux noirs couleur cigarette brûlée, tes yeux tout noirs. Tu avais essayé et tu t’étais raté. Entre les murs de la salle de bains, ton ombre étrange et sa chair, son poids, son odeur que je pouvais sentir au-delà de la porte. Alors j’ai vu soudain tes yeux de terre et tu es sorti. Tu es sorti, et plus tard je t’ai retrouvé assis, dans une salle d’hôpital. Nous tous, par-delà les pages de temps, de villes et d’espaces, nous avions le ventre coupé en deux avec toi pour ainsi dire, mais moi je croyais savoir. Je savais, oui, je savais quand j’ai vu ton œil cigarette s’ouvrir sans fond dans une chambre d’hôpital. J’ai vu le long serpent enroulé autour de ton cœur qui faisait tomber la cendre, comme des feuilles, lente et sans pesanteur. Tu ne pouvais pas parler encore. Tu fumais en silence, le bout de tes doigts tremblait encore, c’était presque imperceptible. Tu étais dans un pyjama froissé, je t’en ai apporté un autre avec le journal et les feuilles Canson et les crayons de couleurs. Tu les as pris, posés sur la table, comme des objets à toi, rien qu’à toi, avec cette façon distante et reculée de t’éloigner, de t’enfouir bien profondément hors de nous. Loin, par-delà les pages, et les portes ouvertes où entrait le vent

Isabelle Renaud

L’Alboum


Le taxi s’arrêta rue de L’Oliveraie, sous le soleil. Ils dégagèrent du coffre la poussette et les sacs, payèrent le chauffeur et la voiture fila.
– On est où, papa ? demanda la petite en prenant Tigrou dans ses bras.
– Chez mes parents, dit David. Ce sont tes grands-parents aussi, ils s’appellent Hector et Regina.
Ils poussèrent le portail du jardin et tout de suite entendirent les accords galopants d’une cantate de Bach. Derrière la fenêtre, une vieille dame de dos était installée au piano, cheveux blancs coupés court et robe de chambre bleue. Sophie prit l’enfant dans ses bras.
– Regarde Alice, c’est ta grand-mère !
Elle tapa au carreau, la grand-mère se retourna et sa bouche fit un O de surprise. Aussitôt la silhouette sortit du cadre, et la porte d’entrée s’ouvrit. David se retrouva vigoureusement enlacé, Sophie, la nuque tiraillée, reçut un baiser sonore sur le crâne. La petite restait en retrait, observant cette vieille dame agitée, en pantoufles et chemise de nuit.
– Alice ! Alice ma chérie, viens voir ! J’ai fait une crèche pour toi !
Regina attrapa l’enfant par la main et les précéda dans le couloir. Dans le salon, sur la table basse recouverte d’un crépon turquoise, se dressait une crèche de Noël avec des bateaux, des poissons, de petits pêcheurs de terre glaise. Regina se baissa pour allumer une guirlande électrique.
– Regarde Alice, comme c’est joli ! Cette année, le thème, c’est la mer !
La petite regardait le sol, serrait son tigre contre elle.
– Papa n’est pas là ? demanda David en repliant la poussette d’un coup de genou adroit.
– Oh, ton père ! Il est à l’hôpital. Il a fait l’andouille toute la journée d’hier avec ses championnats d’échecs, et…
La petite s’approcha de la crèche, tendit les mains vers un bateau de guerre.– Alors Alice, ça te plaît ? s’empressa Regina en guidant la main de l’enfant sur la table.

Pierre Ducrozet

Dans sa cage de velours


Il est là depuis quelques jours sur la table je ne sais pas trop quoi en faire il est là il me regarde et parfois il dégouline un peu je n'ose pas le toucher le déplacer j'ai peur qu'il m'explose dans les mains que dois-je faire le regarder encore des jours et des jours, ma chambre est petite et il est là ici partout je le vois il me voit il sursaute parfois et c'est effrayant croyez-moi, il fait un petit bond et retombe, net, dans un schploc qui me glace, qui me l'a envoyé je ne sais pas aucune adresse sur le colis rien qui a bien pu m'envoyer une chose aussi ah ! et il remue aussi, surtout le soir, le carton tourne sur lui-même et on entend comme un soupir dans l'air, la nuit ne lui plaît pas trop, et moi non plus, j'ai froid et je suis seule avec cette chose-là, emballée, empaquetée qui a bien pu ? J'ai ma petite idée mais enfin - je ne dors plus vous imaginez il boum-boum dans sa cage et c'est pas rassurant non je me demande pourquoi j'ai envie de le prendre dans mes bras ce maudit colis et son FRAGILE collé de travers comme un emblème je me demande et oh ! le voilà qui saigne non, pas sur le tapis de Chine, je t'en prie tu es ici chez moi ne t'avise pas - c'est du sang pas de doute qui s'agglutine là et tombe goutte à goutte du cassis broyé ça me serre le ventre si je partais en vacances, loin de cette chambre, de cette ville, retrouver les calèches, les frissons, mais nous sommes deux ici à présent et je ne peux le laisser seul - que viens-tu de dire ? tu perds la tête, laisse le colis empoisonné et pars

Chantal Colombier

Mille morceaux


Pierre monte l'escalier, grimpe les marches, deux par deux, quatre à quatre.

Aujourd'hui, Martin ne lui ouvrira pas la porte.
Un accident banal. Fauché par un poids lourd en plein après-midi, en pleine semaine, en plein Paris. Il est sorti de sa voiture. Il a ouvert la portière. Le chauffeur du camion ne l'a pas vu. Il tenait un téléphone portable dans sa main gauche. Une moto a surgi sur la droite. Un concours de circonstances. Le camion qui n'a rien vu, la distraction de Martin, la vitesse de la moto, le piéton qui a traversé au dernier moment, le feu qui est passé au vert, le bus qui a déboîté, le chien de la vieille dame qui s'est précipité dans le caniveau... La police judiciaire va tenter de reconstituer ce qui s'est passé. Autant d'indices, autant de pistes possibles. Des témoins à interroger. Des bris de verre à ramasser. Des notes à inscrire sur les carnets des enquêteurs. Une seule histoire à raconter. Celle de l'accident. Le décès de Martin. Rétablir l'histoire, refaire la chronologie, recoller les morceaux. Une histoire en mille morceaux. La vie de Martin qui s'est brisée. Brisée en mille morceaux. Martin est mort pendant son transport à l'hôpital.

Julien Daillère

Je suis une petite fille moche


Je suis une petite fille moche.
Je suis pas handicapée, j’ai pas une grosse cicatrice ou une tache de naissance sur la figure, ni un gros grain de beauté mal placé. J’ai pas d’excuses comme ça. Je sais pas trop de quoi ça vient. Si c’est mon nez qu’est trop long ou mon visage trop petit. Si c’est mes yeux qui sont trop rapprochés ou bien quoi. Je sais pas trop dire pourquoi mais je me regarde et je me trouve moche. Et les autres, ils pensent la même chose. Je suis une petite fille moche.

Les grandes personnes, elles, elles commencent toujours par me sourire quand elles me voient pour la première fois. Parce que je suis une petite fille alors on me sourit. Et puis tout d’un coup elles sourient plus pareil. Comme si elles avaient envie d’arrêter de sourire mais qu’il fallait bien continuer parce que je suis peut-être moche mais je suis quand même une petite fille, mais qu’est-ce que je suis moche quand même, et qu’est-ce que c’est triste une petite fille aussi moche.
Parce que ça leur fait de la peine aux adultes quand ils me regardent, tellement je suis moche.
Ils sont désolés, ils aimeraient bien faire quelque chose pour m’aider. Ils deviennent tout gentils et ils veulent me protéger parce qu’ils savent bien que quand on est moche, être une petite fille, bah c’est pas facile.

Françoise Malène

Perdre


de plus en plus je perdais
je perdais dans le train la pomme du déjeuner la thermos que je m’étais réjouie d’avoir trouvée en solde
mon imperméable neuf avec dans la poche les clefs de l’appartement où je ne pouvais plus rentrer qu’en demandant l’ouverture aux voisins
j’allais au bout du quai pousser la porte en fer du bureau des objets trouvés la préposée derrière ses registres me disait que non elle n’avait rien qui ressemblait à ça juste peluche abandonnée je n’avais qu’à repasser demain peut-être
je repassais j’attendais qu’elle ait fini vieille pourtant le corps lâche de raconter ses couches au téléphone
autrefois
je perdais des carnets des copies déjà corrigées avec mes mots à l’encre rouge contre les leurs pour endiguer redresser leur donner à eux les étais qui ne me portaient plus et de cette transfusion vidée
j’oubliais quelque part les feuilles
eux sidérés que j’aie pu et je disais je me souviens très bien des fautes quand même les copies à quoi ça sert alors de
travailler pour rien

Max Marcuzzi

Champagne habituel


1. Tempus locusque. Un samedi de décembre, entre l’hôpital Saint-Louis et le canal Saint-Martin, peu après quatre heures. Hélène attend son nouvel ami, guitariste de rock, dans le studio d’enregistrement du groupe, au premier étage de la maison du chanteur. Il est en retard. En son absence, Hélène est accueillie par la maîtresse des lieux, poétesse souriante qui lui semble flotter avec grâce au bout des talons qui la gardent éloignée de la prose du sol.
La pièce de l’étage est divisée par une large cloison de verre derrière laquelle se trouve l’espace insonorisé où le groupe enregistre les maquettes de ses morceaux. Pour l'heure, on n’y trouve que deux tabourets, des pieds de micros et quelques bouteilles de vodka vides. Sur les murs s’exposent des affiches de concert et des agrandissements de pochettes de disques.
Hélène passe lentement de la contemplation d’un objet à l’autre. Puis elle regarde sa montre. Il est maintenant quatre heures et demie passées. Elle consulte son téléphone mobile, voit qu’il n’y a pas d’appel sur la messagerie, hésite à joindre Xavier, vérifie le volume de la sonnerie, qui est déjà au maximum, et range le mobile dans son sac en se retenant de soupirer.

Dan Sasson

Le jardin

L’homme ne s’était jamais vraiment habitué à ne pas marcher pieds nus. Il regardait ses souliers luxueux tout crottés, au cuir crevassé, aux semelles éclatées, une paire de bottines anglaises dont il avait retourné le bord sur la cheville, une de celles qu’il préférait et n’avait plus quittées ni lacées depuis plusieurs semaines. Il pensait aux plus beaux modèles qu’il avait possédés, à ces derbys trois œillets de chez Glove qu’il portait jadis au quotidien, à sa collection de mocassins Simoni, tous plus raffinés les uns que les autres, à ces richelieus vernis qu’il réservait aux grandes occasions. Il pensait à l’atelier de ce vieux bottier hongrois, un génie méconnu, qu’il avait élu comme chausseur exclusif durant des années et dont il n’avait jamais pu faire le deuil. Il pensait à cette paire unique de boots en peau de buffle de l’Armée des Indes qu’il avait dénichée chez un brocanteur londonien et qu’il porterait certainement encore si on ne les lui avait pas dérobées avec le reste de ses bagages au cours d’un de ses nombreux voyages. Il pensait aux brodequins à boucles de sa jeunesse, aux lourdes sandales de son enfance, quand, sans vraiment s’en rendre compte, sans décoller le dos du fauteuil en osier qui craquait doucement sous son poids, en s’aidant uniquement de la pointe des pieds, il envoya valdinguer un à un ses souliers.

29.1.06

Numéro 17


Voici quelques extraits du dernier numéro de la revue Rue Saint Ambroise.
Date de mise en librairie : 20 mars 2006

isabelle Barat

memento


Plantations de pins sous un ciel blanc, les arbres s’agrippent au bord. Diagonales jaunissantes et raidies, interdire le sous-bois, dévoiler le sous-bois, inclinées jusqu’au bout parce qu’elles n’ont pas pu tomber.
Ou sectionnées. Restent les tronçons.

Ailleurs, où la lisière n'est pas déchirée, les aiguilles depuis le sol
murent le sous-bois. L'intérieur a séché sans répit par-derrière, mousses grises se nourrissent de ces rameaux cassants et s'y accrochent.
Ces fourrures qui s’éteignent doucement m'abandonnent au noir ; les troncs se défendent des dernières branches vertes et barrent là-haut un ciel vacant et symétrique.

26.1.06

Naïri Nahapétian


Mireya


Le lendemain matin, j’ai eu un mal fou à me lever, comme si un poids mystérieux me clouait au lit. J’ai traîné, et pris un retard stupide, inexcusable, qui avait pour seul motif ma paresse. Dans la salle de bain, je suis tombée sur ton reflet dans la glace. Tu étais installé tranquillement sur une étagère, et tu débitais le chapelet de plaintes que tu allais désormais me servir au quotidien : « Rentrée à minuit chez toi, après avoir passé le balai dans le bar, pendant qu’Imad astique consciencieusement ses verres. Debout à six heures, pour aller ranger les plateaux du petit-déjeuner, ramasser les draps, refaire les lits, minutieusement, hein, bien au carré, impeccables. Je te rappelle, Mireya, que tu es venue en France sous le prétexte fallacieux de poursuivre tes études… »

Lionel Dax


[ Corps-Texte ]

V
22 décembre 2003

Lumière d’aube piquée d’ombres – mer irisée jaune jonquille, feu flambée, pin parasol – arbousiers nouveaux, paysage dune théâtre, vieil océan météo horizon, visions élargies du monde – mon corps se tient là devant l’immensité, le temps du texte se ralentit, fait du silence un accord.

VI
24 décembre 2003

Brise le soir, flux haletant du soir des fêtes – les boutiques brillent – tout est or, joyaux alléchants, surprise du strass, paillettes de gloires, champagne alentours – illusion magie, Prince de la falsification…

VII
28 décembre 2003

Soleil voilé d’hiver – sauts de chevaux manège – obstacles – écuyères nymphes, sabots sur sable, galop tenue belle allure, l’air bleu de l’océan, le vert pin pas loin – femmes et chevaux : amours collées.

Antoine Dole


24 heures dans la vie de Lucille Lasol


01h12

La trouve. La ramasse. Des visages qu’elle ne connaît pas. Peut à peine les voir. Défigurés. Défigurés par la peine, le dégoût. La regardent, l’observent. Une main pour cacher les bouches tordues. Ne comprennent pas la scène. Ce qu’il se passe. Images clichées bloquent sur écran noir, se succèdent. Plissent les yeux, spectacle aveuglant rayonne, rayonne tant qu’il en brûle l’esprit, laisse marque indélébile derrière rétines insouciantes et connes, peint en noir les certitudes de môme d’une vie belle et sans danger. Se souviendront toujours. Jour où leurs cœurs ont cessé de battre un instant pour contempler. Ce que c’est. Ce qui n’arrive qu’aux autres. Que dans les journaux. Comment ça éclabousse leurs vies. Le quotidien. Ne pensaient pas. Ne pensaient pas se faire mordre par réalité brute, les crocs de vie sauvage. Rentrent d’une soirée entre amis. Un peu bu, mais très vite ça passe. Puisent dans l’image comme café noir. Les murs qui tanguent redeviennent droits comme des piquets, font silence. Voient. Voient la pauvre fille. Elle n’a plus de visage. Allongée. Vautrée, défaite.

1.1.06

Sophie Coiffier


Univers en hélice


L’image est prise en contre-plongée. L’opérateur rend l’intimité de la scène en se tenant juste au-dessus de la femme. La femme porte un pull léger en mohair comme une caresse au-dessus d’une jupe droite beige. Sa mise est sobre, elle se penche, elle va comme pour faire une galipette, une roulade avant. Elle se penche comme pour accomplir un geste enfantin, mais elle est légèrement engoncée dans sa jupe droite. Ses mouvements s’en trouvent ralentis. Alors elle penche ses jambes de côté. Elle semble vouloir faire une galipette en amazone. Comme cela est impossible, elle finit par tomber un peu mollement sur la moquette. Le plan suivant aurait dû la montrer en train de rire. Comme si, retrouvant des gestes enfantins, elle avait, dans sa maladresse à le faire, réussi à puiser ce rire toutes dents dehors, dans une attitude de joie rare.

Françoise Malène



Les vagues

rien
rien
on est rien
bon sang rien du tout
elle le crie et moi face à elle
calme-toi je voudrais dire
mais on n’arrête pas l’imprécation
le bras noueux levé
à quoi ça sert d’avoir voulu
s’il reste rien
calme-toi
je voudrais lui dire
mais on ne fait pas baisser le poing levé
pas seulement par désespoir à cause de l’horreur du trou mais en défi à l’autre là-haut qui ne saurait s’en tirer en n’étant pas il doit entendre au moins qu’avec elle ça ne prend pas la mascarade la comédie
non on n’est rien
puisqu’on finit comme des chiens au fond du trou
elle le clame
perdue
très petite
au creux du fauteuil

Julien Thèves



Histoire de la caméra et moi

Tu m’as filmé.
Hier.
Je bouchais les trous moi du chantier Bouygues. Tu m’as filmé et t’es parti, j’espère que je pourrai voir le film. Tu as dit que tu m’inviterais.
C’est quand, la projection ?
J’ai hâte.
Tu m’as filmé, un jeune ouvrier qui bouge bien dans un chantier avec au fond un paysage de cheminées, du soleil. Ca t’a plu ? T’es content ? T’es resté 5 minutes devant moi avec ta caméra et moi je travaillais, je pensais, qu’est ce qui faut pas faire maintenant, en plus de boucher les trous. En plus on se fait filmer…
Il paraît que t’es dans une école de cinéma ?
Je t’ai trouvé sympa, quand je t’ai vu.
J’ai travaillé et tu m’as filmé, ça a pas duré longtemps, mais j’ai pensé à faire attention on sait jamais – des fois que le film passe à la télé ou qu’on me remarque. Tu m’as choisi parce que je travaille bien.
J’en suis sûr.
On me dit aussi que je suis beau.
Je sais.
On s’est pas revus.
J’attends.
J’attends que tu m’appelles, pour la projection t’as dit, ce sera bientôt, « je vous inviterai », avec un sourire.
T’es venu avec le chef ce jour là, un de ceux qu’on voit pas souvent, j’ai pas pu refuser. J’ai préféré me plier, obéir au truc qui font que les mecs en costume viennent nous voir un peu comme des bêtes sauvages ici, même quand ils nous serrent la main, et ils détournent les yeux. Ils viennent nous voir travailler et si le chantier avance. Des fois ils nous appellent par nos prénoms. Nous on dit Monsieur, oui Monsieur, merci.

Pablo Krantz


Une longue suite d'anniversaires

Oh non, maman, je ne veux pas aller dire bonjour aux invités. Je sais que c’est mon anniversaire, mais je ne veux pas entendre la voix sévère et enrouée de mon grand-père le médecin m’interroger maladroitement à propos de mon mariage. Je sais que le vieil ami de la famille, l’avocat Espinel, est venu, qu’il voudra vérifier si je suis déjà un homme en m’examinant de ses yeux de caoutchouc desséché. Il se mettra debout avec une courtoisie étudiée, il me tendra sa main brunâtre, tachetée de l’encre des tribunaux, et m’invitera à m’asseoir tandis que tout le monde sourira et que moi je n’aurai qu’une envie : me retrouver à des milliers de kilomètres de là. Non, je ne veux pas aller dire bonjour aux invités.

Max Marcuzzi


Cruauté

- Tu me passes l’appareil photo ? dit-elle, je voudrais le photographier avec la tortue.
Tom s’approcha pour regarder la petite bête.
- Mais elle est morte ! dit-il.
- T’as l’appareil ?
- Tu vas pas photographier notre fils avec une tortue crevée quand même !
- Mais il verra pas qu’elle est crevée ! dit Bérénice.
- Il n’est pas si débile, et c’est tout sale, lâche ça !
- Fais pas ta chochotte, ça lui fera des souvenirs !
- C’est bidon ! Je ne veux pas qu’il ait des souvenirs truqués !
- Oh oui ! oh oui ! mon chéri, dit Bérénice en baisant la joue dodue et veloutée d’Hector, on va la remettre dans l’eau, la petite tortue ! Viens nous photographier, Tom ! On va remettre la tortue dans l’eau !
- Mais elle est crevée ! lança-t-il à Bérénice qui déjà s’éloignait.
- On va la ressusciter, hein mon trésor !

Isabelle Renaud


L'alliance
Marie-Rose à présent regardait la plage. La lumière changeante, indécise, voilait et dorait par à-coups les dizaines de corps bruns, presque nus, qui se côtoyaient passivement là. Marie-Rose observait les femmes. Leurs seins nus en forme de poire, de sac, ou pleins encore chez les plus jeunes, légers comme de petits ballons. Mais c’était bizarre… Alors qu’autrefois, elle imaginait instinctivement la main aimantée de l’homme autour de ces poitrines, aujourd’hui, elle n’y voyait que des outres à lait. Elle jaugeait, sans le vouloir, l’ampleur du réservoir, l’abondance supposée de la production, la souplesse de l’embout… et ces mamelles huilées, inutiles, offertes au regard comme autant d’objet d’art, lui semblèrent vaguement obscènes. Elle s’allongea et ferma les yeux, laissant se disperser les pensées parasites. Une chaude paresse faisait son corps plus lourd, incrusté contre le poil rêche de la serviette.
L’explosion de gouttes fraîches sur ses paupières la réveilla.
- Tu devrais y aller ! Elle est super !

Olivier Renault



My funny Valentine

C’est une autre façon d’habiter le silence. Accord plaqué, quelques notes égrenées, glaçons sonores virant aux gouttelettes cristallines, dans l’écho des accords. Une trentaine de secondes de ces gouttes d’ivoire, puis le son de Miles. Grave, ample, montant douloureusement dans l’aigu, puis redescendant tristement. Serrant le cœur, l’étirant comme ce souffle transmuté en musique. Ensemble, vers la minute de jeu, Ron Carter et Tony Williams entrent avant que la note, s’épanouissant, s’élargissant, ne meure. Basse et cymbales. Balais. Piano pondéré.
Crachotements, miaulement dans le cuivre. Douce agonie sous les perles de Hancock : éclats de poivre frais. Puis sursaut, ponctuations lumineuses, explosion de la trompette ouverte qui appelle la rythmique : ils arrivent, attention, ils arrivent. Tony Williams pousse doucement l’ensemble par de souples polyrythmes. Il reste encore 12 minutes de bonheur absolu pour les spectateurs du Philarmonic Hall.

Sophie Spandonis

S. Spandonis

Sur le départ


Le hall de l’aéroport. Je traîne mon sac derrière moi d’un pas allègre jusqu’au lieu indiqué sur le papier. Toujours le même pincement au cœur, la même excitation. Pourtant je ne me souviens plus de mon premier voyage en avion. Je devrais être blasée. Adolescente, je voulais devenir pilote de ligne, sans doute parce ce n’était pas encore un métier de femme, et que ça le rendait intéressant en soi. Plus qu’hôtesse de l’air en l’occurrence. Circonstance atténuante : je ne connaissais pas encore La Peau douce. J’aimais regarder les nuages d’au-dessus, le blanc à perte de vue sans plus de terre en dessous. Les nuages, parce qu’enfant je les pensais nécessaires pour servir d’appui à l’immense échelle que l’on inventerait un jour pour monter très haut. J’en ai gardé l’image qu’en cas de chute, l’avion trouverait à s’y poser. J’y crois encore un peu. Je crois aussi que mourir en avion serait une belle mort. La seule que j’envisage sérieusement. Peut-être parce qu’on est déjà nulle part, en suspension dans la durée, sans autre repère que de se voir servir un plateau de petit déjeuner à une heure du matin. Piloter, embarquer des gens entre ciel et terre, les mener à destination... un peu pareil que de raconter des histoires... Et puis j’aimais cette idée de partir et revenir périodiquement. Prendre l’air...

François Teyssandier



Le chien qui a perdu la vue

- Qu’est-ce que vous voulez ? demanda la femme d’une voix grêle.
- Je viens juste vous rendre une visite, répondis-je en rougissant.
- Ah ? - Une simple visite de courtoisie…
- De courtoisie ?
- Voilà ! m’exclamai-je sottement, ne trouvant rien à dire de plus.
- Il est un peu tôt, non ? répliqua la femme en ouvrant davantage la porte.
- Je suis venu par le premier train, balbutiai-je… Comme si ce fait, en soi, était une circonstance atténuante, et excusait le dérangement que semblait avoir provoqué ma venue un peu trop matinale.
- Vous avez bien du courage ! s’écria la femme, d’un ton à la fois admiratif et réprobateur.
- En effet, mais je ne conduis pas…
- Vous n’avez pas de voiture ?
- Je n’ai surtout pas le permis !
- Oh, ça n’empêche pas de conduire…
- Non, bien sûr, mais c’est un peu risqué…
- Les trains sont épouvantablement lents, n’est-ce pas ? rétorqua la femme d’une voix triste, comme si elle se parlait à elle-même.
- J’ai pu le constater, en effet…
- En plus, ils n’arrivent jamais à l’heure !
- C’est parce qu’ils partent souvent en retard…
- Et ils sont sales, affreusement sales, vous ne trouvez pas ?
- Sales et inconfortables, c’est vrai, concédai-je pour lui faire plaisir.
- Et je ne parle pas, bien sûr, des répugnantes odeurs de pieds et d’aisselles qui imprègnent les wagons. A croire que les gens qui voyagent ne se lavent jamais !
- Ils le font peut-être exprès pour avoir davantage de place !
- Mais le plus désagréable, voyez-vous monsieur, c’est quand ils sortent sur le coup de midi leurs abominables sandwichs !
- En effet… - C’est à vous couper l’appétit !



L'auteur par himself

Bernardo Toro

B. Radic

Luz

Quand je pense à la mer j’entends les vagues, quand je n’y pense plus la mer se tait, mais alors les aiguilles du réveil se mettent à sonner. Et il faut que je repense aux vagues pour les faire taire. Mais quand je pense à moi aucun bruit ne se fait. Et il me vient une envie folle, un besoin impérieux d’entendre
Ma langue comme le cordon d’une cloche qui pendille. Je ne tire pas dessus, je reste là, dans le noir, les bras en croix, le nez tourné vers le plafond en attendant que le sommeil veuille bien me vider de moi-même
Nom, prénom, devoirs à terminer,
et je me parle avec l’ancienne voix de ma mère
— Quoi, ma fille ?
— Mais pourquoi tu me demandes alors que tu sais toujours tout ?