12.11.06

Alban Lefranc

Le chef


En 1977 à Munich, un homme au visage bouffi, les yeux pleins de rage et de force, chasse son ami de leur appartement. Il le saisit par les épaules, secoue l’imposante masse de chair qui le faisait jouir tout à l’heure, ouvre la porte en criant. Il passe des coups de fil en France et en Allemagne, il est question d’avion détourné. Un peu plus tard il renverse des meubles.
Quand on lui demande ce qu’il cherche dans ses films il répond crises, déclencher des crises, voir ce qui sort de la crise, la crise est son élément, qu’il vaut mieux un couple en crise que dans le mensonge, qu’on n’est jamais assez plongé dans la catastrophe – le journaliste ne s’aventure pas à lui demander s’il y a des couples heureux. On ne comprend pas tout : la fatigue dans son corps, mais plus encore le refus de la fatigue disperse ses mots avant qu’ils ne parviennent, presque trente ans après, sur un écran de télévision au-dessus d’une moquette grise à Paris. De son souffle éreinté montent péniblement des phrases qu’il jette de toutes ses forces à travers l’espace. C’est un clochard au bizarre accent bavarois, une allure de plouc beauf au milieu des gros richards de Munich. Un clochard, pas un Falstaff. On lui donne une cinquantaine d’années, l’âge indéfinissable du vieux en bas de la rue, qu’on se surprend à vouloir tuer pour ne plus le voir.