12.11.06

Dan Sasson

Le jardin

L’homme ne s’était jamais vraiment habitué à ne pas marcher pieds nus. Il regardait ses souliers luxueux tout crottés, au cuir crevassé, aux semelles éclatées, une paire de bottines anglaises dont il avait retourné le bord sur la cheville, une de celles qu’il préférait et n’avait plus quittées ni lacées depuis plusieurs semaines. Il pensait aux plus beaux modèles qu’il avait possédés, à ces derbys trois œillets de chez Glove qu’il portait jadis au quotidien, à sa collection de mocassins Simoni, tous plus raffinés les uns que les autres, à ces richelieus vernis qu’il réservait aux grandes occasions. Il pensait à l’atelier de ce vieux bottier hongrois, un génie méconnu, qu’il avait élu comme chausseur exclusif durant des années et dont il n’avait jamais pu faire le deuil. Il pensait à cette paire unique de boots en peau de buffle de l’Armée des Indes qu’il avait dénichée chez un brocanteur londonien et qu’il porterait certainement encore si on ne les lui avait pas dérobées avec le reste de ses bagages au cours d’un de ses nombreux voyages. Il pensait aux brodequins à boucles de sa jeunesse, aux lourdes sandales de son enfance, quand, sans vraiment s’en rendre compte, sans décoller le dos du fauteuil en osier qui craquait doucement sous son poids, en s’aidant uniquement de la pointe des pieds, il envoya valdinguer un à un ses souliers.