6.7.08

Léna Ellka

Remugles


Ce fut d’abord le Nutella. Un dimanche il perdit son parfum de goûter et de gaufrette écrasée. Il se mit à sentir le train-couchette au petit matin, quand les personnes encastrées dans les compartiments sortent de leur sommeil.
Quelques jours après cette découverte épouvantable, Anisse apprit qu’elle était enceinte. Elle fut ravie et son mari aussi. L’alchimie du Nutella trouvait du même coup son explication. Il est bien connu que les femmes sont souvent plus sensibles aux odeurs durant leur grossesse. Le couple contempla alors le pot de pâte à tartiner avec tendresse, comme le premier messager de leur future vie à trois. Ce fut l’euphorie. Ils achetèrent un livre pour jeunes parents et débattirent du prénom. Ce bébé serait le premier d’une longue série : Anisse rêvait d’une grande maison remplie d’enfants, de cris, de rires et de tartines.
Anisse devint très sensible à l’odeur que distillait le réfrigérateur dès qu’on entrouvrait sa grosse porte blindée. Ce n’était pas bien gênant : il suffisait qu’elle sorte de la cuisine lorsque son mari prenait les yaourts, et qu’elle attende quelques minutes, que les relents de cadavre se dissipent.
A chaque fois qu’elle tentait de décrire ce qu’elle flairait, son mari la couvait tendrement du regard, pensant à leur bébé en création. Ils s’émerveillaient de la profondeur des bouleversements du corps d’Anisse, alors qu’on ne devinait encore rien de l’arrondissement à venir. Anisse espérait bien quand même que cette hypersensibilité olfactive disparaîtrait après les premiers mois de la grossesse, car c’était lourd à supporter.

Evidemment, elle ne pouvait pas tout manger.
Le fumet de caoutchouc et d’huile de vidange qui se dégageait de n’importe quel bout de viande, même le meilleur, l’empêchait de prendre sa ration de globules rouges. Ce n’était pas très grave, elle n’avait jamais été une carnivore invétérée. Son mari non plus ne pouvait plus en manger en sa présence sans qu’elle vomisse dans son assiette et se roule à terre de douleur. Il se mit au même régime qu’elle, heureux de partager son expérience.

Cacher sa grossesse au travail fut difficile pour Anisse. Elle n’en était qu’au deuxième mois, ce n’était pas prudent de l’annoncer aussi tôt. Elle avait vite compris que les relents de la cantine lui seraient fatals, et avait résolu ce problème par des sandwichs dans un parc. Mais au bout d’un moment, au bureau de la comptabilité, les émanations âcres de la plante verte de sa collègue Jacqueline l’importunèrent. Au point qu’elle dû lui demander de l’évacuer. Jacqueline la regarda durement et n’en fit rien. Anisse n’osa pas insister et alla vomir. Au bout de quelques jours à ce rythme, Jacqueline céda et dégagea son ficus. Elle sourit à Anisse et lui dit : toi, tu es enceinte.