6.7.08

Lionel Bénard

Loin de l'hiver


Je n'étais pas venu la revoir à l'hôpital depuis plusieurs semaines, depuis le début de l'hiver. Une période qui a la fâcheuse tendance à ralentir la vie en général ; les silhouettes se voûtent, auréolées de la clarté du soleil couchant pour rejoindre leur foyer et leur famille. Alors qu'ils accrochent leur manteau couvert de traces de neiges, des gamins les accueillent, le visage ouvert d'un sourire.
Les lumières des demeures créent des zones de ténèbres sur le chemin qui mène à l'établissement hospitalier, je me fonds dans les ombres, longe les murs comme un voleur. Parfois, je m'attarde à hauteur de l'une des fenêtres et j'observe ces existences que je leur envie avec une force qui m'étonne moi-même, une existence qui m'a été volée. La tiédeur qui traverse ces fenêtres me brûle les yeux et le cœur. J'entends encore le bruit des flammes, le bruit des charpentes qui craquent, la fumée âcre qui nous étouffe, moi et mon épouse.
C'est en hiver que les familles se calfeutrent dans leur maison, que chacun recherche la chaleur de leur proche pour ne devoir s'en écarter avec regret qu'au matin du jour suivant.
Je n'aime pas l'hiver, mais c'est une saison à laquelle mon être est attaché par le désespoir.

*

De temps en temps, je me réfugie dans une chambre vide du dernier étage de l'hôpital. Il arrive que des infirmières ou des médecins s'y retirent, éreintés par une nuit chargée de cris, de bruits, de blessures et de pleurs. Dés lors, je ne peux m'empêcher de rester sur le pas de la porte. Durant ces quelques moments, afin de ne pas les éveiller, je m'assure qu'ils ne manquent de rien : je redresse une couverture qui a glissé, je ferme les rideaux. Cette attention peut paraître déplacée, mais je n'oublie pas que ce sont eux, ces médecins et ces infirmières qui veillent ma femme au niveau inférieur. Je m'attache donc à leur apporter un minimum de quiétude en cours de ces heures tardives, car s'ils ne le l'évoquent pas, ils ont tout de même besoin de cette forme de reconnaissance et de soutien.
Parfois, la personne endormie s'agite dans son sommeil, dans ce cas, je me dirige sans bruit vers la sortie. C'est généralement l'instant pour quitter la pièce et rejoindre mon épouse.
J'appréhende toujours cet instant, non parce que le fait de croiser un surveillant pourrait m'empêcher de la revoir, mais la chaleur des lieux, le toussotement des malades me rappelle trop de souvenirs difficiles. Je me rassure en me disant qu'ils étaient plus nombreux lors de la nuit de l'accident. Des dizaines de blessés couchés sur le sol gémissaient, tendaient des mains brûlées par l'incendie, implorant à qui voulaient l'entendre de faire cesser les souffrances. J'étais au milieu des estropiés, ne sachant où regarder et où mettre les pieds de crainte de gêner ou blesser quelqu'un. Perdu comme un enfant, je découvris que j’étais loin de ma femme.
Virgile Larpenteur

Couverture chauffante


En feuilletant cet atlas du début du siècle précédent sur l’étal du bouquiniste, Christophe n’arrivait pas à oublier l’étrange sensation que lui avait procuré l’ouvrage qu’il venait de reposer. Il tournait avec soin des pages qui, en craquant légèrement, lui révélaient les gravures en noir et blanc de cartes de pays qui n’existaient plus. Pourtant il savait déjà qu’il achèterait l’autre livre.
Il recula de quelques pas le long du présentoir bancal abrité par une épaisse bâche verte, que le marchand installait tous les mercredis à l’extrémité de la Rue du Marché. Il reprit en main la couverture rigide et habillée d’un cuir brun et usé. A nouveau, il eut l’impression étrange que de la chaleur s’en dégageait. Il ne leva pas les yeux vers le vendeur au visage troublé par la fumée de son cigare, que la visière de sa casquette gavroche emprisonnait, assombrissant encore son regard mystérieux comme un grimoire.
- Ah ben il était temps. J’pensais jamais l’vendre c’lui-ci. Ca fera 10 euros, machouilla le bouquiniste autour de son cigare.
Christophe le paya avec le sentiment de franchir un interdit, comme un adolescent qui ose son premier magazine « pour homme ».
Il glissa le livre sous sa veste pour le protéger de la pluie qui commençait à tomber, mais d’une certaine façon, et pour des raisons qu’il ne comprenait pas, il voulait aussi le cacher. Submergé par l’impatience, il s’arrêta toutefois une cinquantaine de mètres plus loin, sous un abribus. Appuyé contre une grande affiche vantant les bienfaits magiques et protecteurs d’une marque de préservatifs, il commença à lire.
Léna Ellka

Remugles


Ce fut d’abord le Nutella. Un dimanche il perdit son parfum de goûter et de gaufrette écrasée. Il se mit à sentir le train-couchette au petit matin, quand les personnes encastrées dans les compartiments sortent de leur sommeil.
Quelques jours après cette découverte épouvantable, Anisse apprit qu’elle était enceinte. Elle fut ravie et son mari aussi. L’alchimie du Nutella trouvait du même coup son explication. Il est bien connu que les femmes sont souvent plus sensibles aux odeurs durant leur grossesse. Le couple contempla alors le pot de pâte à tartiner avec tendresse, comme le premier messager de leur future vie à trois. Ce fut l’euphorie. Ils achetèrent un livre pour jeunes parents et débattirent du prénom. Ce bébé serait le premier d’une longue série : Anisse rêvait d’une grande maison remplie d’enfants, de cris, de rires et de tartines.
Anisse devint très sensible à l’odeur que distillait le réfrigérateur dès qu’on entrouvrait sa grosse porte blindée. Ce n’était pas bien gênant : il suffisait qu’elle sorte de la cuisine lorsque son mari prenait les yaourts, et qu’elle attende quelques minutes, que les relents de cadavre se dissipent.
A chaque fois qu’elle tentait de décrire ce qu’elle flairait, son mari la couvait tendrement du regard, pensant à leur bébé en création. Ils s’émerveillaient de la profondeur des bouleversements du corps d’Anisse, alors qu’on ne devinait encore rien de l’arrondissement à venir. Anisse espérait bien quand même que cette hypersensibilité olfactive disparaîtrait après les premiers mois de la grossesse, car c’était lourd à supporter.

Evidemment, elle ne pouvait pas tout manger.
Le fumet de caoutchouc et d’huile de vidange qui se dégageait de n’importe quel bout de viande, même le meilleur, l’empêchait de prendre sa ration de globules rouges. Ce n’était pas très grave, elle n’avait jamais été une carnivore invétérée. Son mari non plus ne pouvait plus en manger en sa présence sans qu’elle vomisse dans son assiette et se roule à terre de douleur. Il se mit au même régime qu’elle, heureux de partager son expérience.

Cacher sa grossesse au travail fut difficile pour Anisse. Elle n’en était qu’au deuxième mois, ce n’était pas prudent de l’annoncer aussi tôt. Elle avait vite compris que les relents de la cantine lui seraient fatals, et avait résolu ce problème par des sandwichs dans un parc. Mais au bout d’un moment, au bureau de la comptabilité, les émanations âcres de la plante verte de sa collègue Jacqueline l’importunèrent. Au point qu’elle dû lui demander de l’évacuer. Jacqueline la regarda durement et n’en fit rien. Anisse n’osa pas insister et alla vomir. Au bout de quelques jours à ce rythme, Jacqueline céda et dégagea son ficus. Elle sourit à Anisse et lui dit : toi, tu es enceinte.
Ian Wambrechtein


Une bien belle partie



« Mazette ! fit-il en entrant dans la salle de bain et en lui passant les bras autour de la taille. Est-ce parce que c’est le soir de la finale que tu t’es faite si belle ? »
Claire acheva de se faire les lèvres avant de répondre :
« Non. C’est parce que je sors. Je vais au cinéma.
— Toute seule ?
— Avec Natalie. Nous avons rendez-vous à neuf heures au Métropole.
— Et qu’allez-vous voir ?
— Un film thaïlandais, j’ai oublié le titre, il paraît que c’est très bien.
— Je n’en doute pas. » Et contre toute attente, loin de s’emporter, il se mit à lui butiner la nuque et les épaules. « Tu sens bon ! » Puis, tout en lui caressant le ventre : « Il ne te faut que cinq minutes pour te rendre au Métropole. Cela nous laisse un bon quart d’heure. »
Elle vit tout de suite clair dans son jeu.
« Tu n’y songes pas ? Et la présentation du match ? Et les hymnes ?
— Je connais la trombine de tous les joueurs. Quant aux hymnes, susurra-t-il en faisant remonter sa robe, je te les chanterai sous les draps…
— Bon, mais tu me le promets : pas plus d’un quart d’heure. »
Et pour la faire taire il lui prit la bouche, et dans ce baiser l’entraîna jusque dans la chambre obscure, puis sur le lit, sous lequel il avait caché la corde avec laquelle il la ficela malgré les coups de talons, les coups de dents, les injures et les cris. Puis, l’ayant bâillonnée, il la porta dans le salon où il l’installa sur une chaise, bien en face de la télé.
« Comme ça, tu seras aux premières loges ! »
Mais, lui voyant des larmes dans les yeux :
« Pardon, dit-il, je ne me moquerai plus, c’est promis. Aussi bien, cela n’a rien de drôle, au contraire ! Ligoter sa petite femme chérie, jamais je n’aurais pensé en venir à de telles extrémités ! Mais aussi, avoue que tu l’as bien cherché, avec cette manie de sortir du salon pour téléphoner, aller aux toilettes, ou pour je ne sais quelle autre raison, juste aux moments les plus palpitants, comme jeudi, pendant la séance des tirs au but. En admettant que tu aies eu sommeil, est-ce que tu ne pouvais vraiment pas attendre cinq minutes ? D’autant que tu sais bien que dans ces moments-là j’aime te tenir la main, sentir ta présence... Et ce soir encore, quel coup pendable : aller au cinéma le soir de la finale ! Cela dit, finale ou pas, cela ne change rien : un match, ça ne se regarde pas seul, ça se partage, de préférence avec la personne qu’on aime… Et puis, je ne sais pas si tu as remarqué, tu portes chance. Je sais bien que c’est bête, mais c’est un fait : quand tu es là, tout va bien, mais dès que tu t’éclipses, ou tournes seulement le dos, l’ennemi reprend du poil de la bête, contre-attaque, parfois même en profite pour marquer, rappelle-toi le quart de finale. Aussi, je suis sûre que ce soir nous allons gagner… »
Dominique Raze


Sur la route


Mademoiselle,

Avant toute chose, il me semble indispensable de me présenter. Je me nomme Georges L. J’aurai quarante-quatre ans dans deux semaines. Je suis célibataire et ne me suis même jamais marié. Non pas tant par désintérêt pour le beau sexe – quoique je ne pense pas être très doué pour les choses de l’amour – que par conviction. Aucun attachement même sincère entre deux êtres ne peut résister à la promiscuité que nous impose la bienséance conjugale. C’est un poison trop lent que l’on ingurgite jour après jour, croyant naïvement que chaque gorgée nous immunisera de la suivante, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus que vomir sa vie par les yeux, par les lèvres et par les tripes... Pardonnez-moi... Cette lettre ne convient guère à ces digressions philosophiques. En d’autres circonstances, je l’aurais certainement recommencée, mais il est déjà tard et j’ai beaucoup d’autres choses à vous dire.
Je suis contremaître dans une petite scierie à C. où je suis né. J’ai toujours vécu ici, même après que mes parents aient migré vers le Sud, sous un climat plus adapté à leur vision de la retraite. Cette fois, il ne s’agit pas d’un égarement de ma part. Je vous en parle car c’est au retour d’un séjour chez eux que vous et moi nous sommes rencontrés. Il y a deux ans, jour pour jour. J’avais pris la route tôt, espérant ainsi échapper au plus gros de la canicule, mais nous étions nombreux à avoir eu la même idée. Petit à petit, les files de véhicules quittant le bord de mer s’étaient amassées sur la nationale, me faisant perdre mon avance sur le soleil. Il avait fallu attendre le début d’après-midi pour que les bouchons se dissipent enfin et que la nationale retrouve un rythme acceléré.
La nationale. Vous étiez là... Posée sur le bord de la route, comme une poupée dont un enfant se serait lassé.
Isabelle Renaud

La poupée


Hélène regarda sa fille avec effroi. — Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Poupée ! dit Jasmine.
— Où as-tu trouvé ça ?
La petite pointa l’index en direction du placard entrouvert de la chambre.
— Fais voir.
Hélène saisit la chose du bout des doigts. En matière de poupée, elle n’avait jamais vu un truc aussi répugnant. Cette créature devait dater des années 50, on n’en faisait plus des comme ça. Ses joues saillaient sous une petite bouche en cul de poule, replètes et basses comme celles d’un rongeur. Ses grands yeux bleus, dont l’un ne s’ouvrait qu’à demi, lui donnaient un air fourbe. D’autant que l’œil en berne était barré d’un épais faux-cil, collé à l’iris comme avec de la glu. Des bandeaux de cheveux blonds pendaient autour du front, mais l’arrière du crâne était nu, piqueté de petits trous. Une longue mèche venue du devant lacérait piteusement l’ensemble. Enfin, la poupée portait une robe de tulle couleur parme, d’une coupe très sophistiquée, mais elle était cul-de-jatte.
— Les anciens locataires ont dû profiter du déménagement pour l’abandonner, dit Hélène. Tu parles d’une occase.
Elle renifla la Chose.
— Dis donc, qu’est-ce que ça pue. Tu es sûre que tu veux la garder ?
— A moi ! A moi ! s’écria Jasmine, en tendant les deux mains vers son bien.
Hélène regarda sa fille trottiner vers la chambre, sa trouvaille sous le bras. Elle n’était pas d’humeur à sévir. Plutôt euphorique, et débordée. Le camion des déménageurs était arrivé ce matin, et presque tous les cartons restaient à déballer. Elle reprit son cutter, ses ciseaux, recommença son travail d’éventrage.
Michèle Baczynsky


Jack


Jack Fayerman (prononcez Djack ) était fonctionnaire au Mont- de -Piété dans le service des Ventes Publiques. C'était un homme de taille moyenne avec sur le visage l'expression d'un étonnement permanent.
Chaque vendredi, il terminait son travail plus tôt mais avant de partir, il rangeait ses dossiers sur son bureau de telle sorte qu'il puisse les retrouver à leur place à son retour, le lundi matin.
Comme chaque vendredi aussi, il allait dîner chez sa mère Mais ce jour-là, avant ça, il irait chez le Docteur Horowitz pour un banal problème d'allergie au bras.
Il regarda sa montre. Il était 15h45. Il lui restait encore quinze minutes pour ranger son bureau .Par mégarde, il esquissa un brusque mouvement et renversa la boîte de trombones par terre. Jack s'abaissa pour les ramasser mais en se relevant, il se cogna encore la tempe contre le coin du bureau basculant ainsi une partie des dossiers par terre. La douleur le fit presque hurler mais pas un mot ne sortit de sa bouche. Il se frotta vigoureusement la tempe et lorsque la douleur s'atténua, il ramassa et remit dans l'ordre toutes les feuilles éparpillées. Il quitta son bureau vers 16h30 et s'engouffra à toute vitesse dans le métro. Pour pouvoir monter dans la rame,il dût pousser une femme et marcha sur le pied d'un septuagénaire par la même occasion. L'homme grimaça. "Excusez -moi.je ne l'ai pas fait exprès", s'empressa de dire Jack. A 17h15, il arriva chez le Docteur Horowitz qui le reçut tout de suite dans son cabinet.

"Bonjour, Monsieur Fayerman. Comme d'habitude, vous êtes toujours à l'heure. Ce n'est pas comme certains patients".
"C'est plutôt vous qui êtes ponctuel, Docteur Horowitz. Ce n'est pas comme certains médecins" répliqua Jack en souriant mais ce sourire lui en coûta. La douleur à la tempe se réveilla.
"Vous avez mal quelque part ? lui demanda le Docteur Horowitz.
"En fait, j'étais venu pour une petite allergie au bras, mais en ce moment, c'est à la tempe que j'ai mal. Je me suis tout à l'heure cogné contre le coin de mon bureau".
"Vous vous êtes cogné ? Montrez moi ça".
"Oui, en ramassant la boîte de trombones que j'avais faite tomber par terre. Je me suis abaissé pour les ramasser . En me relevant, j'ai heurté la tête contre le coin du bureau et une partie des dossiers sont à leur tour tombés par terre. Mais pourquoi est ce que je vous raconte tout cela?"
"Ah, shlemil !" s'exclama le docteur.
"Pardon ?"
"Vous êtes un shlemil. Vous savez quand même ce qu'est un shlemil, n'est-ce pas ?"

5ème étage à droite


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Juan Carlos Méndez Guédez

Traduit de l'espagnol (Vénézuéla) par Adélaïde de Chatellus


5ème étage à droite


Natalia attend que la ville s’éteigne dans un dernier râle. Elle devine la nuit sur ses murs, dans l’opacité des tons, dans la détonation des reflets blancs qui inondent la fenêtre.

Ensuite, elle prépare son dîner, et sans allumer une seule lumière, elle s’assied sur le canapé. C’est là qu’elle attend depuis des années qu’un voisin vienne lui demander de raconter son histoire. Pendant ce temps, elle la garde sur ses lèvres, elle la retient entre ses dents.


Ce jour-là, son fils peignait sur le balcon. L’obstination silencieuse du pinceau contrastait avec les échos lointains du pillage, la fumée, les tirs isolés. Elle s’approcha pour lui demander d’entrer dans l’appartement et ne put voir que le début du tableau : un jeu de gris, un ciel hérissé par la texture des nuages.

Le jeune homme ne parlait pas. Il tenait sa palette entre les mains, caressait Laïka, sa chienne, et regardait la télévision. Malgré cela, il entendit les premiers cris, la rafale qui fendit la serrure.

Trois ombres se découpaient dans la lumière du couloir. Natalia poussa un cri quand ils lui dirent que c’était une perquisition, mais son fils resta calme. Il ne répondit rien quand ils le frappèrent à coup de bottes, ni quand ils retournèrent ses livres et détruisirent ses affiches.


Chris Simon


Voyage dans l'inconnu



Des pigeons picorent les taches plus claires sur l’asphalte noir du quai. Un monsieur annonce les Arrivées et les Départs dans les haut-parleurs qui grésillent comme une friteuse électrique. Bien calé sur ses rails, le train ressemble à une chenille endormie. Une tête couverte de points de rousseur s’incline vers nous, les pigeons trottinent fuyant l’ombre menaçante.
– Comment tu t’appelles ?
– Weber, dit ma soeur.
– Weber avec un W ?
Elle hoche la tête. Le visage se redresse et interpelle.
– Gérard, tu as des Weber ?
Gérard a le nez et la moustache de travers. Avec son index, il trace des zigzags sur une liste.
– Non, Ce n’est pas compliqué, au W, j’ai rien. Ensuite, j’ai un Zabéra. C’est tout!
Nos parents ont disparu dans la foule sous la pendule du hall de la gare Montparnasse. Gérard et la figure couverte de points de rousseur s’éloignent. Comme les pigeons picorant, qui reviennent vers nous, nous restons à quai, les mains derrière le dos, tandis qu’ils font monter wagon par wagon ceux de la liste.
– Wagon, ça commence par un W, dit ma soeur.
Elle sait lire et écrire. Elle peut même écrire son nom en entier, mais ils ne lui ont pas montré leur liste.
Nous sommes le premier août 1976. Notre grande valise écossaise sur le quai nous étonne. Il fait chaud. Le train se remplit. Ceux de la liste s’apostrophent, se poussent, crient et rient. Gérard, la monitrice aux points de rousseur et deux autres moniteurs déclament des noms en agitant les bras:
– Antommarchi, Bangoura, Buttigaz, Carvalho, Cohen, Farina, Fortune, Kehlal, Laporte, Mikalovitch, Phan….
La locomotive, en bout de quai, démarre. Les pigeons s’envolent et se posent l’un après l’autre sur les barres du toit en verre sale, tout là-haut au-dessus de nos têtes. Les yeux en l’air on ne sait plus si c’est le matin ou le soir, la saleté et les pigeons rendent tout gris.

5.7.08

Iris Baty

De l'art de se mettre en ménage


Six mois que tu fais le ménage chez B. Le premier jour, tu as senti que ton arrivée perturbait l’ordre établi. B. est resté debout dans l’entrée, silencieux. Rapidement tu as fait le tour du propriétaire. Tu t’es attardée sur les affiches de Shakespeare, Ionesco et Beckett qui mettaient un peu de vie dans cet environnement austère. Tu as enregistré mentalement tous les détails, les recoins, les rangements, les produits présents et ceux manquants. Pas trop de travail en somme… Cela te laisserait du temps pour d’autres clients et surtout pour tes études. Très vite, tu as pris plaisir à travailler chez lui : il était avenant et ne se gênait pas devant toi.
Petit à petit, tu as pris tes aises. Tu t’es mise à feuilleter des textes dans sa bibliothèque lorsqu’il s’absentait. Tu lisais quelques pages chaque semaine. Des récits de vie sous forme de pièces de théâtre. C’est ce que tu préférais. Des gens qui s’expriment un peu comme toi, racontant des histoires qui te touchent. Cela parlait aussi de passion et tu te sentais justement prête à en éprouver pour quelqu’un.
Quelques semaines plus tard, tu arrives pour nettoyer la chambre ou plutôt pour lire et, au pied de la bibliothèque, entre les paires de chaussures sombres de ton employeur, tu découvres une chose inhabituelle : une fine paire de chaussures blanches à talons, d’une finition exquise. Tu n’en as jamais vu d’aussi belles. Elles viennent d’Italie. Dans l’appartement, flotte un parfum de femme et de pain grillé. Tu restes un temps surprise puis regardes de nouveau les chaussures. Une femme est venue dans cette chambre et a dormi là. Qui est-elle ? Depuis combien de temps se voient-ils ? Tu te lèves et retournes les draps du lit. Elle a dormi ici, c’est sûr, et toi, toi, tu nettoies derrière elle. Chaque grain de poussière que tu essuies tombe du pied de cette femme. Tu jettes tous les draps par terre et décides de les laver. Tu termines ton travail tant bien que mal, prends l’argent et dévales les escaliers en te jurant de ne jamais revenir.
Danielle Lambert

Dimanche rien



Dimanche 18 février 2007. Ton de reproche d'un enfant au loin. Son sourd d'une porte fermée sans calme. Tapisserie sonore du dimanche, loin des broderies du bonheur. Le vrombissement d'un appareil électrique s'en mêle. Le silence s'est réfugié dans une infime anfractuosité de l'appartement, entre le cliquetis du radiateur électrique et la ponctuation obstinée du petit réveil. "Le dimanche est un jour d'acuité névrotique" citait le recueil Dimanche aux Editions Autrement. Images de la semaine semblant faire un dernier tour d'adieu. Tu as dû rédiger deux procès-verbaux d'entretiens préalables à des licenciements dans ton entreprise. Tu réalises que, comme la société actuelle, elle n'offre pas de seconde chance.Vertu de l'infinie possibilité de ce jour de repos qui se traduit si souvent par la répétition vaincue du même. Effleurer cependant un fragment de vérité de soi. Fil rouge de ces jours où seules comptent les pépites de temps inchangées depuis tes origines, où tu te retrouves comme au creux d'une peau amie, seule à même de te faire accéder au toucher de la tienne.
Julien Thèves


Ténérife


Nous étions partis. Je l’avais retrouvé à l’aéroport. Il me souriait. Il me parlait tout le temps. Le voyage avait été débile. 4 heures d’attente la nuit en salle d’embarquement avec les beaufs. 4 heures d’avion sans manger. L’arrivée, soudain, me motivait. Je me souviens de l’arrivée. Je me souviens de toi.

Je me souviens de F.

F. et moi étions arrivé tard à l’hôtel. J’avais été déçu par l’ombre de la raffinerie que l’on voyait se découper, le long de la côte. Mais F. m’avait immédiatement rassuré, il avait immédiatement positivé.

Au réveil, nous étions dans un pays chaud, au bord de l’eau. C’est magique.

L’après-midi, nous nous étions baignés. Nous commencions à voir le sourire arriver sur nos visages, le bonheur entrer dans nos corps.

Nous marchions ensemble. Nous étions ensemble. Nous marchions ensemble dans Santa Cruz de Tenerife, ville espagnole. F. faisait des photos. F. voulait s’acheter des baskets. F. avait soif. Et moi donc.

Nous avions loué une voiture. Je m’étais senti homme en conduisant. J’aime ce côté ridicule. Nous avions commencé à rouler, lui à côté de moi. Il me guidait, je l’emmenais. Il fumait, la vitre ouverte. Nous montions la côté, nous passions de l’autre côté des nuages, nous garions la voiture au bord de l’eau, nous nous extrayions d’un immense parking, nous gravissions la route en lacet, nous arrêtions la voiture au sommet de la montagne, nous reprenions la route, nous roulions la nuit aveuglés, nous sillonnions l’île, on faisait le plein, je pestais, il sifflotait. J’étais heureux.

Nous roulions sur l’autoroute, nous nous baignions sur la plage noire, nous attendions dans les bouchons, nous re-garions la voiture un peu mieux le soir, nous riions au bruit que faisait le pot d’échappement à une certaine vitesse, nous attendions au feu que les Espagnols démarrent.

Jorge Edwards

Traduit de l'espagnol ( Chili ) par Melina Cariz

L'ombre de Huelquiñur


Je commence depuis la littérature. Depuis l’écriture d’un roman. Ce récit est l’histoire d’un roman imaginaire et de sa lecture, destruction et mémoire également imaginaires. C’est, au passage, un hommage à William Faulkner, une reconnaissance tardive. Tout est raconté depuis la perspective de ces années-ci, et passées, par conséquent, par les tamis de la crise politique et du pinochétisme. La grand-mère est un général moustachu, aux yeux toujours aveuglés par le soleil, et qui a de sérieuses appréhensions et soupçons envers Juan José, l’intellectuel de la famille. Qu’a fait Juan José dans la vie, quel parti a-t-il pris ? Sa conduite postérieure a-t-elle ou non justifié cette méfiance des origines ? Nous soupçonnons que c’était une réserve justifiée depuis le point de vue de l’ancienne et puissante dame, depuis la perspective de l’ordre social établi, mais nous n’en savons pas beaucoup plus. Le bras armé et dissimulé de ces craintes, c’était l’oncle Ildefonso, un parfait hypocrite, et un semblable ? J’avertis, au passage, que toute ressemblance de celui-ci ou d’autres personnages de ce récit avec des personnes de la vie réelle est pure coïncidence. Quant à Bijou ou Viyú, pour qui je ressens encore de la tendresse, même si je n’ai jamais eu le privilège de la connaître dans la soi-disant vie réelle, elle se dissout dans la douceur de l’instant. Et Huelquiñur est une ombre mapuche. Ce n’est pas une ombre suscitée par la circonstance du Cinquième centenaire, comme un lecteur ami et distrait m’a dit : c’est une ombre qui appartient au territoire de l’expérience possible, à la mémoire fictive, et qui a pu exister dans le roman imaginaire. Une ombre de Yoknapatawpha, le Comté inventé par William Faulkner pour son usage personnel, dans les terres rocailleuses de la Rinconada de Cato.